VASSIGH Chidan

N° étudiant : 15603939

Philosophie Paris 8 en M1

Email: cvassigh@wanadoo.fr

Site Web: www.chidan-vassigh.com

  Validation  du cours:

 La pensée marxiste face au monde non-européen

Pr. Mathieu RENAULT

Second semestre 2017

 

 

 

Comment peut-on être marxiste en Perse ?

À la lecture de la correspondance des sociaux-démocrates iraniens avec

 Kautsky et Plekhanov en 1908

 

Introduction 

L’application du marxisme, comme pensée révolutionnaire, dans un monde non-européen, à l’époque de la domination coloniale ou impérialiste, et au moment où le capitalisme et le prolétariat y sont peu développés, bien qu’ils commencent à se former et à s’affronter, a toujours été une des questions non résolues, voire énigmatiques, de la pensée marxiste dès sa naissance en Europe occidentale au milieu du 19ème siècle.

C’est aussi la problématique des socialistes iraniens du début du siècle dernier, en 1908, en pleine révolution constitutionnelle de ce pays, à une époque où l’Occident continuait toujours à appeler l’Iran la Perse, lointain pays asiatique avec une longue histoire, que les occidentaux, surtout en France, ont commencé à connaître depuis que Montesquieu écrivit son pamphlet Comment peut-on être persan ?, dans ses Lettres du même nom.

Ces jeunes socialistes iraniens se sont trouvés à Tabriz, deuxième grande ville du pays, située au nord-ouest de l’Iran, à proximité des frontières de la République d'Azerbaïdjan et de l'Arménie actuelles, pas loin des régions pétrolifères et ouvrières des côtes Caspiennes et de Bakou où travaille un important prolétariat émigré iranien. Ils s’appellent sociaux-démocrates (en persan : Ejtémaïyoun amïyoun). Ils veulent mettre en pratique les idées de Marx dans la situation concrète iranienne du début du siècle dernier. Mais très vite ils se rendent compte qu’ils sont face à une tâche difficile, à ses conditions de possibilité.  

Ils pensent donc s’organiser à l’image des partis marxistes européens ou russes. Mais ils vont s’opposer rapidement sur les principes et la ligne politique à suivre dans les conditions de leur pays. Pour se mettre au clair, ils vont questionner les grands théoriciens du socialisme de leur époque : l’allemand Karl Kautsky et le russe Gueorgui Plekhanov.

Dans le cadre de notre cours : La pensée marxiste face au monde non-européen, je me penche ici sur certaines questions posées par ces marxistes iraniens, connus sous le nom du  Groupe social-démocrate de Tabriz, aux deux dirigeants socialistes européens, dans leur correspondance publiée en farsi (persan) 1 et que je traduis ici, peut-être pour la première fois, en français :

- Lettre  d’Archavir Tchilinkirian à Karl Kautsky, juillet 1908.

- Réponse de Karl Kautsky, août 1908.

- Lettre de Vasso  Khatchaturian  à Gueorgui Plekhanov, novembre 1908.

- Lettre  de  Tigran  Derviche  à  Gueorgui Plekhanov, décembre 1908.

De quoi parle-t-on dans cette correspondance ? De quelles problématiques ?

- Du rôle de la classe ouvrière dans la situation particulière de l’Iran.

- De la lutte contre le despotisme en tant que l’obstacle principal à toute évolution.

- De la démocratie et de son rapport avec la lutte des classes et le socialisme.

- De la lutte contre le joug du capital étranger.

- De la nécessité d’une organisation de classe ou d’un parti démocratique.

- De la participation ou non à la « révolution bourgeoise ».

- De la tactique dans une situation différente de celle des pays capitalistes européens.

- Du socialisme dans un pays où les forces productives ne sont pas développées.

Nous allons voir que la réponse à ces questions, qui dépassent en fait le cadre iranien et englobe tous les pays non européens à cette époque et même la Russie, premier pays capitaliste non-développé qui va faire sa « révolution socialiste », ne sont pas du tout évidentes en dehors des généralités que l’on puisse énoncer.

En guise de conclusion on dira que les problématiques posées par ces marxistes d’Orient à cette époque, relevant de la discorde entre la théorie et la pratique, nous interpellent toujours aujourd’hui, bien que la situation ait changé sur beaucoup de points à l’heure de la mondialisation capitaliste. 

 

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La genèse conflictuelle de la pensée marxiste en Iran

Dès 1901, une relation militante s’établit entre le parti social-démocrate de Russie (POSDR) et des jeunes marxistes iraniens de Tabriz, capitale d’Azerbaïdjan d’Iran. Cette province a une longue frontière avec l'Azerbaïdjan du nord, avec Bakou comme capitale. Cette région est attachée à l’empire tsariste en 1813 à la suite des conquêtes d’Alexandre 1er qui voulait donner à la Russie l’accès aux mers chaudes du sud. On est en possession des lettres de Lénine et Kroupskaïa qui montrent que les sociaux-démocrates russes émigrés en Europe de l’Ouest acheminent clandestinement le journal Iskra (l'Étincelle), l’organe du POSDR, de Berlin vers Bakou à travers un itinéraire qui passe par Tabriz. Leur représentant dans la capitale caucasienne est un certain Galprine, qui est en relation avec un arménien iranien de Tabriz, qui lui-même est en liaison avec le groupe social-démocrate de cette ville.  

Le groupe social-démocrate de Tabriz commence effectivement son activité en été 1905 sous la forme d’un cercle d’études. Celui-ci, selon l’un de ses membres, Archavir Tchilinkirian, s’est formé à la suite de la révolution russe de 1905, à l’époque où les idées sociale-démocrates se propagent en Caucase (région d’Eurasie comprenant entre autres la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan actuels) et surtout à Bakou, grande ville industrielle et pétrolière, où travaillent beaucoup d’ouvriers immigrés iraniens sur les champs de pétrole. La création du groupe coïncide aussi avec le déclenchement de la révolution iranienne pour l’instauration d’un régime constitutionnel et de droit en Iran (Enghélabé Machroutiat en farsi qui signifie Révolution constitutionnelle). Le groupe s’élargit rapidement avec de nouveaux membres au cours de cette révolution qui va durer six ans de 1906 à 1911.  

En 1908, date de la correspondance avec Kautsky et Plekhanov, le groupe est en train de se transformer en un parti social-démocrate, à la manière du parti russe du même nom. Il a rédigé une ébauche de programme qui va être proposée pour être validée à l’Assemblée générale de l’organisation naissante. C’est en ce moment précis que la deuxième phase de la révolution commence en Iran. Le nouveau roi, Mohammad Ali Chah, fait bombarder le Majlis, siège du parlement nouvellement institué en juin, arrêter les députés et fermer le Parlement. Cela va pousser le mouvement constitutionnel à s’amplifier et se radicaliser jusqu’au renversement définitif de la dynastie des Kadjar (Ghadjar) en Iran en 1911. Mais après ce qui est appelé le coup d’état du roi contre le parlement, le groupe social-démocrate est contraint à réviser son ébauche de programme pour l’adapter à la nouvelle situation. C’est alors que d’importants désaccords sur la tactique, la stratégie, les principes et la politique à suivre vis-à-vis de la révolution en cours et d’une façon générale sur les tâches politiques et organisationnelles des marxistes en Iran surgissent entre les membres du groupe.

En ce qui concerne les adhérents du groupe et de leurs antécédents, il semble que la majorité d’entre eux sont des arméniens iraniens. Ils ne sont pas nombreux : de l’ordre de 28 tout au début  de leur activité. Ils viennent des classes aisées et certains d’entre eux ont étudié en Russie. C’est sous l’influence de la révolution russe de 1905 et de l’activité social-démocrate en Russie que ces étudiants iraniens deviennent marxistes. En rentrant chez eux à Tabriz, ils décident de se constituer en un groupe politique, avec pour modèle la social-démocratie russe ou européenne.

Mais comme on l’a souligné dès qu’ils commencent à élaborer leur programme d’action pour le présenter à leur assemblée constituante, ils se divisent en deux tendances face à des questions d’ordre politique, théorique, tactique, stratégique et organisationnel. Ils se posent beaucoup de questions : quelle est la nature du mouvement de masses en cours ? Quelle est la situation sociale et économique concrète du pays, sa contradiction principale, l’état du développement des rapports capitalistes, la situation de la classe ouvrière, la place de la démocratie, de la lutte contre le capital en Iran etc. Et finalement LA question cruciale : à quelle étape se trouve la révolution ou le mouvement de transformation politico-sociale en Iran ? (Bizarrement, il semble que la question religieuse ne les préoccupe pas tellement alors que la Révolution constitutionnelle est sous l’influence et la direction des religieux (Rohannyat correspondant à peu près au clergé chrétien) et que la religion musulmane (l’Islam et principalement sa branche Chiite) est l’idéologie omniprésente et omnipotente dans la société iranienne.)

La première tendance, représentée par Archavir Tchilinkirian et Vasso Khatchaturian, défend une ligne qui se déclare ouvertement sociale-démocrate ou socialiste : travail d’éducation, d’agitation et de propagande socialiste dans le milieu ouvrier pour élever la conscience de classe du prolétariat et de l’organiser ; lutter contre le capital national et étranger ; participer au mouvement démocratique avec l’identité social-démocrate et en gardant son indépendance vis-à-vis des démocrates non socialistes.

L’autre tendance, que l’on trouve sa marque dans la lettre de Tigran Derviche  à Plekhanov, à la différence de la première, insiste fermement sur le caractère démocratique et anti- despotique de la révolution et de tout mouvement politique en Iran et de ce fait préconise l’union avec les démocrates non socialistes et s’oppose à toute activité d’éducation et de propagande socialiste en l’état actuel de la société et à toute organisation social-démocrate en tant que telle. Elle penche pour un parti démocrate rassemblant les démocrates de toute sensibilité.

C’est dans ce contexte que ces militants iraniens décident d’écrire à Kautsky et Plekhanov pour demander leurs avis sur les questions qui les divisent, et ce, avant de tenir leur « congrès » qui va avoir lieu le 16 octobre 1908. D’après le compte rendu de celui-ci dont on a trouvé un exemplaire dans les archives de Plekhanov et qui est reproduit par M. S. Ivanov dans le numéro 5 des « questions orientales » de l’Académie des sciences sociales de l’URSS édité en 1959 -  les  deux tendances se sont fortement opposées lors des séances et chacune a mis au vote sa ligne politique et stratégique. La position de Kautsky prônant une activité dans le cadre démocratique et non socialiste (voir ci-dessous) n’est pas adoptée par la majorité des trente congressistes. 28 participants, dont Archavir Tchilinkirian et Vasso Khatchaturian, ont voté pour la première résolution (de tendance social-démocrate) et deux, dont, Tigran Derviche, pour la seconde (de tendance démocrate). À partir du compte rendu de leur Assemblée générale et pour récapituler les points de divergence, que disent en résumé ces deux tendances politiques, plutôt philosophico-politiques, au commencement de l’introduction de la pensée marxiste en Iran à cette époque?

-          La première, que nous qualifions social-démocrate, considère que l’Iran est entré dans la phase de production capitaliste et que diverses activités économiques de caractère capitaliste y sont présentes. La classe ouvrière existe dans le pays à côté des petits artisans. Cette situation ouvre la possibilité à l’action socialiste. Ne pas s’intéresser à la classe ouvrière aide à renforcer la classe bourgeoise.  Les luttes issues des nouvelles formes économiques, sont déjà apparues. Mais à travers ces luttes sociales, toutes les forces révolutionnaires se sont rassemblées autour de la bourgeoisie. En Iran aussi, comme en 1789, en 1830 ou 1848 en France, les gens les plus actifs dans les luttes sont issus du peuple, c’est-à-dire sont ceux qui ne possèdent rien. La révolution ne peut atteindre son but logique que lorsque les acteurs révolutionnaires prennent conscience de leurs intérêts de classe. Par conséquent, il revient aux sociaux-démocrates iraniens d’organiser le prolétariat et de lui apporter la conscience de classe en vue du socialisme. De surcroît, Il incombe [le mot persan utilisé ici est Vajeb, qui a une forte connotation religieuse et veut dire obligation prescrite par l’Islam, à l’opposé du mot haram qui signifie l’interdiction dans les lois musulmanes – cela reflète une fois de plus le poids idéologique et culturel de la religion dans les discours, même chez ceux qui se réclament du socialisme à cette époque] à tous ceux qui luttent de soutenir le mouvement révolutionnaire. En plus, les socialistes, en tant que les démocrates les plus conscients, ont le devoir de coopérer avec la bourgeoisie en même temps que de défendre les intérêts du peuple révolutionnaire et en particulier les paysans sans terre, pour la cause du progrès économique et social. C’est de cette façon que l’on peut garantir les intérêts de la démocratie. Alors que rassembler les révolutionnaires autour du mot d’ordre de la bourgeoise consiste primo à défendre les intérêts de cette classe et deuzio à affaiblir la révolution. Aucun socialiste ne pourra faire sienne la démocratie bourgeoise car : 1) les socialistes et les démocrates se séparent selon leurs conceptions différentes du monde, 2) le démocratisme des socialistes se différencie par son esprit de résistance et 3) un socialiste réussit d’autant mieux dans une révolution bourgeoise que lorsqu’il se place sur la position de la classe ouvrière. Finalement, cette tendance propose la création d’un groupe social-démocrate authentique, qui doit  avoir pour tâche d’attirer vers soi les ouvriers et les intellectuels les plus conscients et les plus actifs et d’organiser la masse des ouvriers.

-          La seconde tendance, que l’on qualifie de démocrate, considère que l’Iran ne se trouve pas dans la phase de production industrielle, bien que le capitalisme commence à s’y frayer un chemin. Le prolétariat moderne n’y existe pas. Si les ouvriers souffrent, ce n’est du fait du système capitaliste mais en raison de son faible développement. Le socialisme en Iran n’est pas le résultat naturel de la vie mais un produit d’importation car la bourgeoisie et le prolétariat industriel n’y existent pas encore. Le mode de production vestige du Moyen-âge, la pauvreté des ouvriers et la vie de servage que mènent les paysans sans terre constituent un obstacle aux luttes de classe des ouvriers modernes, à leur prise de conscience de leur situation. C’est pourquoi il faut opter pour une tactique de courte durée : créer une organisation démocratique contre le despotisme et le féodalisme, car les conditions d’une activité social-démocratique et syndicale ouvrière ne sont pas encore réunies. Dans cette situation, mener des activités sociale-démocrates porte préjudice à la révolution, car ça va jeter la démocratie dans les bras de la réaction et cela à un moment où  les forces démocratiques, pour consolider leur position et mener jusqu’à la fin leur mission historique, doivent mettre en avant des revendications démocratiques. Sur cette base, Tout mauvais pas peut produire de mauvais effets sur la suite du mouvement et sur l’organisation future du prolétariat. Il faut donc, à la lumière de la situation réelle du pays, se donner un programme politique réaliste et  travailler parmi l’ensemble de la population mécontente de ses conditions de vie. Il faut donc laisser de côté toute activité social-démocratique pure, qui ne relève que de l’utopie, et s’appliquer à la seule activité démocratique pour organiser les démocrates, tout en éliminant de leurs rangs les éléments réactionnaires.

 On ne sait pas si les deux fractions que l’on vient de relater leurs positions se sont séparées rapidement après leur assemblée générale ou ont pu rester unies pendant un certain temps. Toujours est-il que deux partis de progrès vont se déclarer et s’installer un peu plus tard en Iran. L’un va s’appeler parti démocrate (en farsi : Hezbé Amïyoun) et se consacrer uniquement à la seule cause démocratique, il va par ailleurs jouer pendant un certain temps un grand rôle politique et l’autre s’appellera social-démocrate (en farsi : Hezbé Ejtémaïyoun amïyoun), qui va être le précurseur da la gauche marxiste iranienne.

Dans ce qui suit, nous présentons la traduction en français de plusieurs lettres : celle d’Archavir Tchilinkirian à Karl Kautsky (juillet 1908) et la réponse de celui-ci (août 1908), puis les deux lettres de Vasso  Khatchaturian (novembre 1908) et de Tigran  Derviche (décembre 1908) à Gueorgui Plekhanov.

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Lettre  d’Archavir Tchilinkirian à Karl Kautsky

16 juillet 1908

Le groupe social-démocrate de Tabriz

 

Tabriz, 16 juillet 1908

Au citoyen Karl Kautsky

 

Cher citoyen.

Considérant votre très haute compétence en sciences sociales et économiques, nous nous sommes permis de vous poser à travers cette lettre quelques questions. Nous sommes heureux d’avoir votre réponse, le plus rapidement possible, à ces questions qui ont une grande importance pour nous, car elles comptent beaucoup dans la lutte que nous devons mener aujourd’hui.

Le groupe des sociaux-démocrates de Tabriz s’est constitué récemment avec la participation de certains intellectuels de cette ville. Les raisons qui nous ont amené à créer ce groupe ne sont pas abordées ici pour ne pas allonger la lettre. Sur ce point, nous allons vous mettre au courant dans un proche avenir. Nous nous contentons ici de préciser que notre groupe s’est donné pour tâche, dès le début de sa formation, à propager les principes du marxisme (plus précisément de la social-démocratie internationale). Nous avons mis au point l’ébauche d’un programme d’action. Mais les récents évènements en Iran [la Révolution constitutionnelle iranienne (1905 à 1911), NDT], a poussé le groupe à convoquer son assemblée générale en septembre prochain afin de réviser son projet de programme et de discuter sur sa participation active au mouvement démocratique iranien.

Bien que le capitalisme industriel n’existe pas encore en Iran, ni non plus le prolétariat industriel (au sens européen), sur lesquels le groupe puisse s’appuyer, néanmoins certains de nos camarades sont fortement d’avis que le groupe doit sortir du cadre de son activité passive actuelle (la propagande) et participer activement au mouvement démocratique en cours, en s’attachant à promouvoir la démocratie et le progrès économique et social en Iran sans fermer les yeux sur nos principes fondamentaux. De toute évidence, quelqu’un qui se dit social-démocrate, dans la mesure où il est non seulement socialiste mais démocrate aussi, et bien sûr le plus déterminé des démocrates, ne peut s’abstenir de participer au mouvement démocratique.

C’est pour cette raison que notre organisation est d’accord sur le principe de participer aux mouvements. Et si certains camarades ne défendent pas cette idée, leur refus n’est nullement absolu mais relatif et conditionnel. L’origine de leur opposition réside dans la perception qu’ils ont de la nature de la révolution iranienne qui, à leurs yeux, reste obscure et ambigüe.  

Vous savez peut-être que sur la question de la nature des mouvements dans notre pays, il existe deux points de vue différents.

Selon le premier, le mouvement en cours n’a aucun contenu progressiste. Ceux qui pensent ainsi prétendent qu’il est porté sur la lutte contre le capital étranger. Or celui-ci est le seul facteur qui favorise le développement économique. En un mot, les buts du mouvement consistent à s’opposer à la pénétration et au progrès de la civilisation européenne en Iran.

Face à eux, les tenants du deuxième point de vue déclarent que le mouvement en cours est progressiste car il s’oppose à la classe féodale et que sa raison d’être se trouve dans l’exploitation des masses par les propriétaires terriens. Selon eux, le mouvement actuel, c’est la lutte de la grande et de la petite bourgeoisie (non industrielle mais marchande) contre les grands propriétaires terriens qui, par leur spéculation, maintiennent le peuple dans la pauvreté en faisant obstacle au développement du commerce. En outre, les défenseurs de ce deuxième point de vue ajoutent que malgré les tendances régressives de ses premières phases, provenant des milieux réactionnaires, le mouvement abandonner les aspirations imaginaires au fur et à mesure de son développement. À l’appui de leur argumentation, ils rappellent cette réalité que malgré la lutte contre le capitalisme étranger, l’importation des marchandises européennes s’est accrue de façon importante au cours des années 1906 – 1907, c’est-à-dire au moment où l’Iran est pourvu d’une assemblée nationale et que le mouvement poursuit son essor.

En rendant un résumé de ces deux positionnements, nous avons la certitude que vous êtes à tel point au courant de la situation réelle de notre pays pour que vous puissiez nous donner votre avis sur le caractère de la révolution en Iran. Sur ce sujet, vos connaissances historiques ont été complétées par les informations publiées dans la presse, certains livres  en langue allemande ou travaux de recherche sur la situation économique et sociale en Iran. Mais si à chaque fois il vous manque des données nécessaires pour pouvoir donner votre avis sur un sujet précis, nous sommes prêts à vous fournir toute sorte d’informations que nous pouvons  vous procurer. Dans ce cas, il suffit que vous nous envoyiez un questionnaire pour que nous le remplissions et nous vous le retournions le plus vite possible.

En supposant que vous disposez des informations nécessaires, nous vous remercions de la réponse que allez donner à ces questions d’ordre théorique et pratique.

Dans notre prochaine assemblée générale, nous allons débattre des problèmes ci-dessous et vos réponses peuvent nous faciliter la tâche de prise de décision :

1-     Quel est votre avis sur la nature de la révolution en Iran ? (explicitez votre réponse). Est-ce qu’elle est réactionnaire ? (explicitez votre réponse).

2-     Que peut-être le rôle des sociaux-démocrates dans un mouvement complètement démocratique et progressiste ou dans un mouvement rétrograde (réactionnaire) ? (explicitez votre réponse).

Il est évident que cette participation au mouvement ne doit pas porter atteinte à nos principes fondamentaux.

Vous pouvez écrire votre réponse en français et nous l’envoyer à l’adresse ci-dessous.

En plus de cela, nous serons heureux de savoir si nous pouvons nous adresser à vous pour toutes les questions qui nous préoccupent ? Nous sommes certains que nos théoriciens ne nous priveront pas de leur aide.

Avec nos salutations amicales

A.      Tchilinkirian.

Tabriz. Iran

 

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Lettre  de Karl KAUTSKY à Archavir Tchilinkirian

1er août 1908

 

La réponse de Kautsky est certainement écrite, comme c’est indiqué en haut de sa lettre, lors d’un séjour de celui-ci dans la propriété de Paul Lafargue et Laura Marx à Draveil en Seine-et-Oise en été 1908.  En 1896, Laura Marx-Lafargue hérite d’une partie de la fortune de Friedrich Engels. Paul et Laura achètent alors une propriété à Draveil qui devient un « sanctuaire », lieu de rencontre des dirigeants marxistes de l’époque. C’est en cette demeure, en 1911, et à l'approche de ses 70 ans, que Paul Lafargue, « sain de corps et d'esprit » selon les termes de son testament, met fin à ses jours pour ne pas subir le joug de « l'impitoyable vieillesse ». Laura Marx le suit dans la mort.

Draveil 

Seine-et-Oise

1er août 1908

Chars camarades.

Je m’excuse de ne pas avoir répondu à votre lettre plus tôt. Ce retard n’est pas dû à mon désintérêt mais au contraire à l’importance que j’accorde à votre lettre. J’étais en voyage et votre lettre m’est parvenue hier.

Étant donné que je suis constamment en voyage et que par conséquent je n’ai pas à ma disposition les informations que j’ai besoin, je ne pourrais pas vous donner une réponse complète à vos questions. Il faut que je limite mon propos à quelques lignes.

Par rapport à vos questions, il est difficile pour moi de porter un jugement sur la situation d’un pays qui est peu connu, et que ses forces et capacités sont restées  jusqu’à aujourd’hui inconnues. Surtout à un moment où on y assiste à l’effervescence des forces aux puissants changements de jour en jour.

Cependant, je pense que l’on peut affirmer en pleine connaissance de cause que les socialistes iraniens ont le devoir de participer au mouvement démocratique. Les forces socialistes ne peuvent pas avoir une position complètement passive vis-à-vis de la révolution. Si un pays n’est pas suffisamment développé pour avoir un prolétariat moderne, alors c’est seulement au mouvement démocratique qui incombe de donner lieu à la participation des socialistes aux combats révolutionnaires.

Les socialistes participent au mouvement comme simples démocrates à côté des démocrates bourgeois et petit-bourgeois. Mais pour eux, la lutte pour la démocratie est une lutte de classes. Ils savent bien que la victoire de la démocratie ne sera pas la fin de la lutte politique mais le commencement d’une nouvelle lutte, inconnue, et qui est effectivement impossible dans un système despotique.

Dans un mouvement démocratique soutenu par toutes classes laborieuses du pays, il existe toujours des tendances réactionnaires que représentent certaines petites couches de la paysannerie et de la petite bourgeoisie. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut rester en dehors du mouvement. C’est plutôt une raison pour lutter contre ces tendances réactionnaires dans le mouvement démocratique. C’est la même tactique que Marx a utilisé dans le processus de la révolution de 1848 en Allemagne. C’est-à-dire au moment où n’existait la moindre condition pour créer le parti prolétarien.

L’hostilité à l’égard du capital étranger n’est pas réactionnaire par essence. Naturellement la création des industries lourdes et du chemin de fer en Iran est aussi importante pour ce pays que pour d’autres. Mais l’Iran est déjà entré dans la voie du capitalisme et il est possible que s’il ne soit pas exploité par le capital étranger il puisse aller plus vite dans cette direction. En Iran, ce capital n’apparaît pas seulement sous la forme du capital industriel mais aussi – et surtout beaucoup plus – sous la forme du capital usurier. De ce fait, toute la nation et même les paysans, qui payent par les impôts les dettes des gouvernements, sont exploités. C’est pour cette raison que le paysan s’appauvrit et n’aura plus la capacité d’acheter les produits industriels. Et c’est aussi la raison pour laquelle, en Iran, comme en Russie, le capitalisme étranger devient un obstacle au développement du marché intérieur : une exigence (Voraussetzung) [ce terme allemand entre parenthèse se trouve dans le texte en farsi – NDT] pour tout développement industriel.

Lorsque l’exploitation de l’Iran par le capital étranger cesse, le marché intérieur et le capital du pays [national, autochtone - NDT) se développeront, car la valeur ajoutée reste à l’intérieur du pays.

Le mouvement ouvrier, afin de pouvoir s’épanouir, n’a pas seulement besoin de la liberté politique et de la démocratie mais aussi de l’indépendance du pays – tant économique que politique - face à l’influence des pays étrangers.

Lorsque les peuples de l’Orient s’emploient à renverser le capitalisme dans leur propre pays, non seulement ils luttent pour le socialisme chez eux mais aussi ils luttent pour nous en Europe. De cette manière, Ils affaiblissent le capitalisme européen et donnent plus de force au prolétariat européen.  

Pour ne prendre qu’un exemple, si la révolution de 1905 en Russie était victorieuse et avait refusé de payer les dettes du gouvernement, cela aurait déclenché une révolution du même ordre en France. Ou si l’Inde et l’Egypte britanniques étaient suffisamment puissantes pour acquérir leur indépendance, le capitalisme anglais aurait reçu un rude coup et en conséquence, ses contradictions avec le prolétariat anglais seraient aggravées. L’Iran et la Turquie qui luttent pour leur libération, luttent aussi pour le prolétariat mondial.

Cher camarade

J’espère ces quelques lignes écrites hâtivement soient en mesure de vous satisfaire. Dès que je rentre à Berlin, si mon emploi de temps me permette, j’étudierai profondément la situation en Iran. De toute façon, il est important pour nous de s’informer au sujet du mouvement révolutionnaire qui se déroule actuellement en Iran, sur ses causes et origines, ses diverses tendances et les classes qui le soutiennent.

C’est avec enthousiasme que je publierai votre article sur la situation en Iran dans Die Neue Zeit, journal qui est diffusé à travers le monde. [Le Temps nouveau, Die Neue Zeit, est une revue fondée en 1881 à Stuttgart par Karl Kautsky avec la collaboration d’Heinrich Braun et qui dure jusqu’en 1917. Cette proposition de Kautsky encourage Tchilinkirian et ses amis à envoyer des articles pour être publiés dans le journal social-démocrate allemand et à continuer ainsi leur correspondance avec les dirigeants socialistes de ce pays. NDT]. Vos points de vue marxistes enrichissent davantage tout article sur l’Iran. Cela nous permet de voir les problèmes iraniens plus clairement que lorsqu’ils sont exposés du simple point de vue démocratique.

Bien que votre pays se trouve dans une situation révolutionnaire, J’espère que ces lignes vous parviendront. Je vous serre chaleureusement la main et je vous souhaite pleine réussite à vous et vos camarades.

                                                                                                                               Karl Kautsky

 

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Lettre de Vasso  Khatchaturian  à Gueorgui Valentinovitch Plekhanov

Tabriz, 19 novembre 1908

 

Par cette nouvelle lettre écrite par un des membres du groupe SDT, Vasso  Khatchaturian, l’auteur relate d’une façon générale la situation de la révolution en Iran et les activités du groupe social-démocrate de Tabriz. Khatchaturian explique que le groupe a dirigé une grève ouvrière dans trois usines de fabrique de cuir le 28 octobre 1908 et il mentionne les revendications des ouvriers : augmentation des salaires, conditions de travail hygiénique, baisse du temps de travail, prise en charges des frais de maladie des ouvriers par les patrons, payement de la moitié du salaire pendant l’arrêt du travail dû à la maladie, interdiction de licenciement pour cause de grève, etc. Khatchaturian continue son écrit en exposant son point de vue sur la nécessité pour les ouvriers iraniens de s’organiser politiquement, par la création de leur propre organisation politique et économiquement, en créant des unions syndicales, afin de vaincre l’offensive de la bourgeoisie…

Nous allons traduire ci-dessous la partie de la correspondance qui concerne les questions posées à Plekhanov. Malheureusement on n’a pu trouver la réponse de Plekhanov, s’il y en a.

 

Très honorable maître, Gueorgui Valentinovitch

….

Il nous est tout à fait nécessaire et opportun de prendre connaissance des idées et des points de vue des théoriciens de la social-démocratie, quelle que soit leur appartenance à telle ou telle fraction.

Premièrement, il nous faut savoir et prendre conscience si notre activité sous la forme social-démocrate – c’est-à-dire socialiste et démocratique – est juste ? À cette question, Karl Kautsky a écrit au groupe social-démocrate de Tabriz : « si la situation économique du pays n’est pas encore en état de faire naître l’ouvrier industriel, alors c’est aux socialistes qu’il incombe la tâche de s’unir avec le mouvement démocratique et de participer à la lutte révolutionnaire ».

Deuxièmement, c’est une réalité qu’en Iran le prolétariat n’existe pas de la façon dont il est entendu en Europe. En Iran, le prolétariat, c’est-à-dire des personnes qui ne possèdent pas les moyens de production et qui vendent leur savoir et leur force de travail aux employeurs, n’existe pas. En Iran, la production industrielle n’existe pas et par conséquent le prolétariat aussi. Est-ce que cette situation donne raison aux sociaux-démocrates iraniens de ne pas organiser les ouvriers, qui luttent pour l’augmentation des salaires et pour forcer les capitalistes et les entrepreneurs à améliorer leur méthode de production ? En Iran, le salaire journalier d’un ouvrier non qualifié est d’un rial (à peu près 20 kopecks) [subdivision du rouble russe. Un kopeck correspond à 1/100e de rouble – NDT] et celui d’un ouvrier qualifié est quelque chose de l’ordre de 50 kopecks. Ce salaire de misère permet au capitaliste de sortir victorieux de la concurrence sans même introduire complètement les machines et les moyens mécaniques de production.

Troisièmement, est-ce que nous les sociaux-démocrates, nous pouvons militer pour la liberté de commerce ? Je comprends cette question de cette façon : est-ce que nous devons lutter pour mettre fin au système protectionniste douanier et à tout ce qui est de cet ordre, alors que, vue la situation économique du pays, on constate l’absence de toute production industrielle nationale ? Est-ce que notre opposition à la liberté de commerce ne signifie-t-elle pas s’opposer au développement du capitalisme national et en conséquence au développement du prolétariat industriel ? 

Quatrièmement, c’est la question du capital étranger. Est-ce que notre participation à la lutte contre celui-ci est juste ? Quand est-ce qu’elle est réactionnaire et quand est-ce qu’elle ne l’est pas ? Il faut savoir qu’ici, la production est une combinaison de productions manuelles ou artisanales, bien que cette méthode ancestrale soit remplacée par des nouvelles méthodes de production capitaliste et la prolétarisation des artisans  se développe rapidement. On assiste aujourd’hui au début de la séparation de diverses branches du monde ouvrier. Mais dans l’ensemble, les machines et les outils de productions ne sont pas utilisés car les salaires sont très bas.

Cinquièmement, c’est la question de la force armée. Est-ce que la  social-démocratie peut créer une force militaire ? Au début de la révolution constitutionnelle, les soldats se sont mis du côté du peuple et en face se trouvaient les forces casaques qui défendaient farouchement le Chah et la réaction C’est clair que dans cette situation, pour que la révolution puisse atteindre son but et triompher, il est nécessaire d’abord que nous organisions le peuple et qu’ensuite nous formions une armée populaire.

En conclusion, nous devons vous annoncer que l’influence et le prestige des sociaux-démocrates de Tabriz sont grands. Les gens ici nous demandent de répondre à toutes leurs questions. Mais nous sommes des hommes d’action et non des théoriciens. Nous essayons de fusionner la théorie et la pratique et de résoudre les problèmes d’un point de vue effectif. Nous pouvions « créer » la révolution iranienne (si ce terme peut être utilisé par un social-démocrate), mais nous n’avons pas la force nécessaire. Ici, il existe seulement quatre ouvriers (venant de l’extérieur [de Bakou – NDT]) et deux ouvrier du pays qui peuvent défendre les principes de la social-démocratie. Nous avons écrit au comité de Bakou que nous avons besoin ici d’ouvriers musulmans mais jusqu’à maintenant personne n’est venue.

Je me permets de vous demander de poser nos questions aux deux fractions menchevique et bolchevique de la social-démocratie russe, de les mettre en discussion entre vous et de nous mettre au courant de vos réponses.

Avec tous mes respects

Vassou (Khatchaturian)

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Lettre  de Tigran  Derviche  à  Gueorgui Plekhanov

3 décembre 1908

 

Écrite par un autre membre du groupe, Tigran Derviche, à Plekhanov, cette nouvelle lettre comprend deux parties. Dans la première, un peu au début et surtout dans la deuxième moitié de la lettre, l’auteur donne un aperçu général de la situation économique et politique en Iran pour l’information de Plekhanov. Dans la seconde, l’auteur résume la situation du groupe social-démocrate de Tabriz et fait connaître ses deux tendances, qui s’opposent durement sur les questions tactiques, stratégiques et organisationnelles : parti de classe ou parti démocratique. Tigran Derviche semble appartenir à cette deuxième tendance. C’est à cette partie-là que nous allons nous intéresser dans le cadre de cet essai et que nous avons traduite ici.

 

Cher camarade

….

La première fois, c’était dans les cercles sociaux-démocrates de Tabriz qu’on a commencé à  débattre sur les  questions suivantes : Quelle position nous devons opter à l’égard de la révolution iranienne ? Quel type d’organisation devons-nous choisir ? Quelle tactique à prendre ? Ce sont là des questions auxquelles nous sommes confrontés et nous voudrions savoir à leur sujet l’avis de nos chers et éminents camarades.

Avant toute chose, il faut savoir que les socialistes iraniens sont peu nombreux et sont regroupés principalement à Tabriz. Ce sont des intellectuels qui ont fait leurs études en Russie et qui, sous l’influence du socialisme international et de la révolution russe de 1905, ont abandonné leurs idées bourgeoises. Jusqu’à ce jour, ils se limitaient aux activités culturelles et à un peu de militantisme (principalement dans le milieu arménien. Il faut remarquer que dans la social-démocratie iranienne on ne peut pas trouver le prolétaire au sens réel du terme.

Après une longue hésitation, Les sociaux-démocrates iraniens ont rejoint maintenant la révolution. Mais à l’heure actuelle, ils sont à l’arrêt face aux problèmes concernant la tactique à prendre et l’organisation à choisir.

Leurs points de vue sur ces deux sujets sont très divergents. Il y a deux tendances principales chez eux : démocrate et social-démocrate. La tendance social-démocrate propose la formation d’un parti du même nom avec ses propres principes et tactiques en Iran. Mais la tendance démocrate, par contre, considère que l’activité social-démocratique, dans l’état social et économique actuel de l’Iran et dans la situation où se trouve sa classe ouvrière, est  utopique et inaccessible. Cette tendance soutient par conséquent l’idée d’une organisation démocratique, c’est-à-dire seulement la démocratie : le peuple doit faire face uniquement au féodalisme et au despotisme.

Une tendance voudrait donc organiser les ouvriers du moyen-âge et les travailleurs (qui sont ici des serfs) dans un parti ouvrier contre le despotisme, le féodalisme et le capitalisme.

Alors que l’autre tendance, par contre, tient compte de la situation réelle telle que se trouve l’Iran et considère que dans la situation où la production s’effectue avec des méthodes artisanales et moyenâgeuses, où le prolétariat est faible et les paysans sont sans terre et ont le statut de semi-serf, les conditions de la lutte de classes du prolétariat c’est-à-dire d’un conflit de classe proprement dit, d’une conscience de classe et des idéaux de classe n’existent pas. Les partisans de cette tendance proposent donc une tactique provisoire : organiser les éléments démocratiques contre le despotisme et le féodalisme. Une des raisons la plus importante qu’ils avancent, c’est que si en Iran la classe ouvrière souffre, ce n’est pas à cause du développement du capitalisme comme dans les pays civilisés, mais, au moins, c’est parce que le capitalisme, pour ne pas dire qu’il est inexistant dans ce pays, n’y est pas entièrement développé. En ce qui concerne le socialisme iranien, il faut dire cette tendance le considère comme une importation de l’extérieur et pas comme le produit inévitable de la réalité de notre vie ici, car au sens européen du terme nous n’avons ni bourgeoisie ni prolétariat. Les partisans de cette tendance, se référant à ce que Marx et Engels ont préconisé en 1848, proposent aux sociaux-démocrates iraniens de s’unir et de s’organiser sous la seule bannière de la démocratie et à partir de là d’orienter continuellement le mouvement vers la gauche et  le renforcement de la force populaire. Indubitablement, il faut toujours tenir compte des intérêts du prolétariat qui aujourd’hui, dans la situation déplorable où il se trouve, est incapable d’avoir une activité politique indépendante.

Voilà un résumé de ce que préconisent les deux fractions de la social-démocratie iranienne. Maintenant, afin que vous puissiez donner en connaissance de cause votre avis sur ce différend, nous allons vous exposer un aperçu de la situation économique et politique et des rapports sociaux en Iran.

En nous excusant d’avoir pris votre temps par cette longue lettre et en attendant impatiemment votre précieuse réponse.

Avec nos salutations les plus sincères

De la part du groupe social-démocrate de Tabriz

Tigran  Derviche 

3 décembre 1908

 

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En guise de conclusion :

Démocratie et socialisme, un rapport problématique dans la pensée marxiste.

L’échange d’idées entre les marxistes de l’Est et de l’Ouest, comme celui que l’on vient d’examiner entre les socialistes iraniens et européens au début du vingtième siècle, n’est nullement inédit ou limité à ce cas précis. Il y en a eu bien d’autres avant, à l’instar de la correspondance entre Véra Zassoulitch et Marx en 1881 sur l’évolution que pourrait prendre la Russie vers le communisme sans passer par la phase capitaliste. Et il y en aura après, surtout à la suite de la Révolution d’Octobre et avec la création de la troisième internationale.

En conclusion, il nous semble que ce périple à travers la correspondance entre les  marxistes iraniens et les dirigeants socialistes européens comme Kautsky et Plekhanov, nous éclaire encore plus sur l’une des problématiques, toujours actuelle, du marxisme : Que faire avec une théorie - pratique (une praxis) qui est née et s’est développée principalement au 19ème siècle dans les conditions historiques particulières, économiques et sociales, de l’Europe occidentale capitaliste et qui vise en même temps l’universel ?

Marx s’est bien rendu compte, surtout dans les dernières années de sa vie, et notamment à la lumière de ses lectures non européennes sur l’Inde, la Russie etc., qu’il ne pourrait y avoir une voie unique et unilinéaire de passage des formations sociales vers le communisme. Pour les pays non européens, avec des situations économiques et sociales différentes,  la transition au communisme pourrait ne pas passer nécessairement par  une étape préliminaire capitaliste, comme cela semble être le cas en Europe occidentale si un tel passage aurait lieu. C’est dans la version française du  Capital (1872-1875), dans la préface à l’édition russe du Manifeste du parti communiste (1882) et dans certains de ses derniers écrits et notes tardifs, comme dans la réponse à la militante révolutionnaire russe  Véra Zassoulitch,  que l’on voit clairement chez Marx une prise de distance avec la conception historiciste-linéaire-déterministe du développement des formations sociales, discernable dans ses écrits antérieurs ainsi que notamment chez son ami Engels.

Dans la deuxième préface à l’édition russe du Manifeste en 1882 on lit :

« Le Manifeste communiste avait pour tâche de proclamer la disparition inévitable et imminente de la propriété bourgeoise moderne. Mais en Russie… nous trouvons que plus de la moitié du sol est la propriété commune des paysans. Dès lors la question se pose : l’obchtchina russe, cette forme de l’antique possession en commun du sol, bien que fortement minée, peut passer directement à la forme supérieure de la propriété collective communiste ? Ou si elle doit au contraire parcourir d’abord le même processus de dissolution qui caractérise le développement historique de l’Occident ?

La seule réponse possible aujourd’hui à cette question est la suivante : si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en Occident, et si toutes deux se complètent, l’actuelle propriété en commun du sol en Russie peut servir de point de départ à une évolution communiste.»2

   Cinq ans après, en 1887, Marx rédige une réponse à un article sur Le Capital publié dans un journal russe, Otechestvennye Zapiski, par un dirigeant socialiste populiste Nikolaï Mikhajlovski. Celui-ci lui attribue « une théorie unilinéaire de l’histoire humaine, chevillée à une théorie du développement selon laquelle d’autres sociétés sont destinées à suivre l’Angleterre dans la voie du capitalisme ». Dans sa réponse, Marx écrit qu’il  n’est pas en désaccord avec l’argument des populistes russes selon lequel dans le cas de la Russie arriérée on peut sauter l’étape capitaliste afin de passer au socialisme en suivant une autre voie que celle qui est envisagée pour l’Occident :  

« Je suis arrivé à ce résultat : si la Russie continue à marcher dans le sentier suivi depuis 1861, elle perdra la plus belle chance que l’histoire n’ait jamais offerte à un peuple, pour subir toutes les péripéties fatales du régime capitaliste.»3

  Et Marx, niant avoir tenté d’esquisser les contours de l’avenir des sociétés non occidentales, comme la Russie, dans Le Capital, ajoute :

« Le chapitre sur l’accumulation primitive ne prétend que tracer la voie par laquelle, dans l’Europe occidentale, l’ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre économique féodal.»4

À l’appui de cette affirmation, il cite l’édition française de 1872-1875 du livre I du Capital où il a modifié le texte sur l’accumulation dans le sens « d’une perspective multilinéaire », en écrivant à propos de l’expropriation des cultivateurs :

« Elle ne s’est encore accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre… Mais tous les pays de l’Europe occidentale parcourent le même mouvement.» 5 [La deuxième phrase ne se trouve pas dans les versions précédentes du Capital.]

Mais cette réponse de 1877 ne dit rien sur la particularité de la société russe. C’est dans la réponse à la lettre de Vera Zassoulitch que Marx suggère pour la Russie une voie de développement social différent de celui de l’occident. En effet, la révolutionnaire russe demande à Marx si en Russie la commune rurale est capable de se développer dans la voie socialiste ou si elle est destinée à périr et s’il fallait donc que les socialistes russes attendent le développement capitaliste, l’émergence d’un  prolétariat etc. Dans sa réponse, datée du 8 mars 1881 et deux ans avant sa mort, Marx cite de nouveau l’édition française du Capital qui limite l’accumulation primitive à l’Europe occidentale et conclut : « ‘’La fatalité historique’’ de ce mouvement est donc expressément restreinte aux pays de l’Europe occidental ». Il ajoute qu’en Europe occidentale la transition de la propreté féodale à la propriété capitaliste est « la transformation d’une forme de propriété privée en une autre forme de propriété », mais que le développement du capitalisme requérait des paysans russes qu’ils transforment, « au contraire… leur propriété commune en propriété privée ». Or : « L’étude spéciale que j’en ai faite… m’a convaincu que cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie… » À condition que soient  éliminées « les influences délétères » qui entravent « son développement spontané».6

  Mais les questions que posent les socialistes iraniens à Kautsky et Plekhanov sont d’un autre type, tout en restant essentiellement de même nature problématique. Certes, il ne s’agit pas ici, en Iran du début de 20ème siècle, de la question du passage des communes rurales au communisme en évitant les péripéties fatales du régime capitaliste. De telles communautés n’existent pas en Iran où les paysans, formant la grande majorité de la population, ne possèdent rien en particulier ou en commun, travaillent sur les terres des propriétaires terriens qui sont liés à la bourgeoisie marchande du Bazar. Les paysans iraniens survivent sous le joug combiné des propriétaires et de l’État despotique qui les soutient et les protège, un État tout-puissant qui est lui-même un grand propriétaire des terres du pays.

La question centrale qui se pose alors aux militants iraniens à cette époque, et qui est clairement explicitée et formulée dans leur correspondance, c’est de savoir comment articuler, allier ou agencer les deux types ou genres de lutte : d’une part, la lutte pour la démocratie contre l’autocratie, tâche qui doit s’appuyer sur le peuple dans sa diversité de classes et d’intérêts, comprenant donc la bourgeoisie nationale, les propriétaires terriens, le clergé etc., et d’autre part, la lutte pour la justice sociale et le socialisme, combat qui ne peut s’appuyer principalement que sur les travailleurs et les opprimés face à l’exploitation du capital étranger, des grands propriétaires, de la bourgeoisie et du clergé qui soutient l’ensemble de ces classes et qui en dépend.

De cette question centrale sur le rapport problématique de la démocratie et du socialisme dans la situation concrète d’un pays comme l’Iran où les marxistes sont amenés à lutter sur deux fronts : à la fois contre l’autocratie soutenue par le capital étranger et contre l’exploitation de la bourgeoisie nationale, d’autres questions sur des sujets étroitement liés et interdépendants surgissent aussi. Questions sur la tactique et la stratégie de lutte à suivre ; sur l’alliance politique à former ou à ne pas former ; sur le type d’organisation (parti socialiste/communiste ou parti démocratique) à créer ; sur le programme minimum et maximum ; sur la tâche principale des militants : en direction d’une classe ou de groupes sociaux particuliers ou en direction du peuple en général ?; sur la lutte contre le clergé islamique et son emprise politique et sociale ; sur le combat culturel contre les traditions réactionnaires et ancestrales, religieuses ou non ; sur la façon de  participer à la Révolution constitutionnelle en marche, qui se trouve sous la direction de la bourgeoisie nationale et du clergé : comment  garder son indépendance et sa particularité avec les autres groupements politiques ?… etc.     

La réponse de Kautsky aux questions posées par le groupe social-démocrate de Tabriz, bien que générale, est pourtant instructive à certains égards. En 1908, Kautsky a certainement connaissance des écrits tardifs de Marx et Engels sur la Russie, l’Inde etc. Il connait aussi les différentes tendances au sein de la social-démocratie européenne divisée entre marxistes révolutionnaires, lassaliens, réformistes etc. Il est considéré comme un des plus grands (sinon le plus grand) théoricien de la social-démocratie. Et on va voir que, dans ses grandes lignes, la réponse de Kautsky reste sur une position classique et orthodoxe, fidèle à un certain « marxisme » attaché au principe de l’existence de deux phases bien distinctes et délimitées de la lutte des socialistes, et cela conformément à ce qui s’est passé en Occident : une démocratique et l’autre socialiste.

Que suggère Kautsky, dans les grands principes, aux marxistes iraniens sur la lutte qu’ils doivent mener dans leur pays ?

- Qu’ils ont le devoir impératif de participer à la lutte pour les libertés et la démocratie, même si les forces du prolétariat sont faibles pour marquer et inspirer le mouvement.

« Je pense que l’on peut affirmer en pleine connaissance de cause que les socialistes iraniens ont le devoir de participer au mouvement démocratique. Les forces socialistes ne peuvent pas avoir une position complètement passive vis-à-vis de la révolution »

- Que la victoire de la démocratie sur le despotisme en Iran doive être considérée comme « le commencement d’une nouvelle lutte, inconnue, et qui est effectivement impossible dans un système despotique». Nouvelle lutte - il s’agirait implicitement de la lutte pour le socialisme  -qui à l’état actuel de la situation iranienne semble impossible.

- Que les socialistes, « au moment où n’existe la moindre condition pour créer le parti prolétarien », ne doivent pas former un parti à part mais doivent « participer au mouvement comme simples démocrates à côté des démocrates bourgeois et petit-bourgeois ». Alors que, souligne Kautsky, « la lutte pour la démocratie est une lutte de classes ». Mais la question reste néanmoins toujours posée et la réponse de Kautsky ne résout rien : de quelles classes en conflit s’agit-il ? Et de quelles manières politiques ou autres ces classes se manifestent-elles ?  

- Que dans le mouvement démocratique, les socialistes, en tant que simples démocrates, sont amenés à lutter contre les tendances réactionnaires qui existent toujours et qui « représentent certaines petites couches de la paysannerie et de la petite bourgeoisie ». En cela, ils doivent appliquer « la même tactique que Marx a utilisé dans le processus de la révolution de 1848 en Allemagne ».

- Que le capital étranger en Iran est un obstacle au développement du marché intérieur, ce qui représente une condition sine qua non, une exigence (Voraussetzung) dit Kautsky, pour tout développement industriel, donc pour tout développement indépendant du capitalisme national, autochtone, et donc conséquemment pour tout développement des forces productives, du prolétariat etc. En ce sens la lutte contre le capital étranger n’est pas réactionnaire par essence, car en mettant fin à l’exploitation du pays par le capital étranger, la valeur ajoutée créée ne va pas à l’extérieur, ne sort pas du pays, mais reste à l’intérieur et l’accumulation capitaliste se fera dans le cadre national.

- Que le mouvement ouvrier, pour s’épanouir, a besoin de l’indépendance du pays – tant économique que politique - face à la pénétration et l’exploitation des pays étrangers.

- Et que finalement, la lutte des peuples d’Orient, en affaiblissant le capitalisme européen, renforce le prolétariat européen. En ce sens ces peuples, en luttant contre le capital européen dans leur propre pays, luttent aussi pour nous en Europe.

Voilà en résumé ce qu’on peut dire de la réponse de Kautsky. On voit bien qu’elle conforte dans l’ensemble la position de la deuxième tendance du groupe social-démocrate de Tabriz, celle qui prône une lutte purement démocratique dans la situation concrète du pays. Mais la majorité du groupe, on le sait aussi, ne suit pas les recommandations du théoricien social-démocrate allemand. Cela montre aussi une certaine indépendance d’esprit de la part de ces jeunes marxistes orientaux.

Finalement les problématiques posées par ces marxistes d’Orient tout au début du siècle dernier, relevant de la discorde entre la théorie et la pratique, nous interpellent toujours aujourd’hui, bien que la situation ait changé sur beaucoup de points à l’heure de la mondialisation capitaliste.

La question du socialisme et de son rapport problématique et conflictuel avec la démocratie reste toujours un des problèmes majeurs et non résolus de notre époque, tant au niveau théorique que pratique et organisationnel. Cette assertion est non seulement valable pour les vieux pays capitalistes occidentaux, à l’heure de l’avènement des pouvoirs de plus en plus autoritaires et policiers, de la montée des idéologies réactionnaires et nationalistes, d’extrême droite (proto-fasciste), du populisme (de gauche ou de droite) etc., mais aussi et surtout dans les pays d’Asie, d’Afrique… où les peuples font face à la coalition entre d’un côté une autocratie (souvent liée à la théocratie) et de l’autre un capitalisme mondialisé pénétrant profondément partout dans le monde. Il s’agit donc de savoir comment peut-on combiner et articuler à la fois les deux luttes pour la démocratie et le socialisme, toutes deux essentielles et incontournables, sans tomber dans les travers classiques, dogmatiques… dans un sens comme dans l’autre, en abandonnant, réduisant ou dévalorisant l’une ou l’autre ? Dans toute sa simplicité, c’est la grande question que nos jeunes marxistes iraniens de l’an 1908 ont posé à leur époque et qui nous interpelle toujours aujourd’hui plus de cent ans après.  

À ce sujet, la seule chose que l’on puisse affirmer à présent et avec une certaine assurance, c’est que vis-à-vis de ces deux vieux concepts de la politique (et philosophie politique), à savoir la démocratie et le socialisme, l’analyse théorique et l’expérience pratique (historique, nationale et internationale) ont mis en évidence que l’on ne peut pas, que l’on ne doit pas, opposer l’un à l’autre ou nier l’un au profit de l’autre, sachant que les deux vont de pair, se complètent, s’enrichissent… bien que d’un autre côté, il nous incombe impérativement de les repenser, les redéfinir et même les refonder, dans leur sens et relation réciproque, à l’aube de ce  troisième millénaire.   

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Bibliographie et livres consultés

1.       Lettres échangées entre la social-démocratie iranienne avec Kautsky et Plekhanov. In : www.tabrizinfo.com.

2.     Le marxisme et l’Asie 1853-1964. Hélène Carrière d’Encausse, Stuart SCHRAM. Armand Collin, 1965.

3.       Marx aux antipodes. Kevin B. ANDERSON. Syllepse, 2015 ;

4.       Syndicalisme et mouvements politiques en Iran (1900-1953). F. Ghassemi, Zagros, 2006.

5.       Manifeste du parti communiste. Marx et Engels. Prés. & commentaire par François CHATELET. Bordas. 1986.

6.       Livres en persan sur le mouvement socialiste iranien et la Révolution constitutionnelle (1905-1912) :

-Machroutheh irani (Révolution constitutionnelle iranienne), Macha’allah ADJOUDANI, Akhtaran, 2003.

- Mouvement de Mirza Koutchek Khan Djangali et la première république soviétique en Iran.

 

NOTES

1.       Site en persan, l’encyclopédie de la ville de Tabriz, groupe social-démocrate de Tabriz: www.tabrizinfo.com

2.       Manifeste du parti communiste, Marx et Engel. Ouvres choisies. Édition du Progrès. Pages : 102-103.

3.       Marx aux antipodes. Kevin B. ANDERSON. Page 342.

4.       Idem. Page 342.

5.       Idem. Page 343.

6.       Idem. Pages  347-348.